« Théorie des ères cosmiques »
Constantin Tsiolkovski
1932 (1977).
Le texte est un entretien d’Alexandre Leonidovitch Chizhevsky avec Constantin Édouardovitch Tsiolkovski et est présenté selon sa première publication dans la revue « Chimie et vie » (n° 1, 1977).
Alexander Chizhevsky : pages de souvenirs sur Constantin Édouardovitch Tsiolkovski
Le document publié ci-dessous a été fourni aux éditeurs par Nina Vadimovna Chizhevskaya, conservatrice des archives d’Alexander Leonidovich Chizhevsky.
Ces mémoires ont été enregistrés par Chizhevsky au début des années soixante ; la rencontre décrite avec Tsiolkovski est datée de 1932.
Tsiolkovski a alors 75 ans, tandis que Chizhevsky en a 35.
Malgré leur différence d’âge, ces deux scientifiques exceptionnels étaient liés par une amitié sincère et des intérêts scientifiques communs.
Théorie des ères cosmiques
« Je suis un pur matérialiste. Je ne reconnais rien d’autre que la matière. »
Constantin Tsiolkovski
« L’humanité est immortelle. »
Constantin Tsiolkovski
…Un jour, en entrant dans la salle d’exposition, j’ai trouvé Constantin Edouardovitch Tsiolkovski en pleine contemplation. Il était vêtu d’un foulard de couleur claire, le col déboutonné, et était assis dans son fauteuil, plongé dans ses pensées. Il ne remarqua pas tout de suite que j’avais monté l’escalier et que je m’étais approché de lui.
Je me suis dit : « Je suis interrompu ». Mais Constantin Edouardovitch me tendit la main et me dit : « Assieds-toi, Alexandre Léonidovitch :
– Assieds-toi, Alexandre Léonidovitch. C’est moi qui réfléchissais en vain à des choses qui ne peuvent pas être expliquées…..
Nous nous sommes salués et je me suis assis à côté de lui sur une chaise.
– Que veux-tu dire par « choses inexplicables » ? – lui ai-je demandé. – Quel genre de miracles ? Il me semble que tout ce qui existe dans le monde est explicable.
– Bien sûr, du point de vue de l’homme. Pour cela, il a été doté d’un cerveau, même s’il est imparfait, surtout dans certains…
– Non, Alexandre Leonidovitch, ce n’est pas tout à fait cela. Le cerveau, il est vrai, peut pénétrer dans beaucoup de choses, mais pas dans tout, pas dans tout… Il y a des limites à cela….
– Donc les anciens le savaient, – j’ai remarqué, – notre ignorance est énorme, et nous savons très peu de choses.
– Non, c’est une question d’une toute autre catégorie. Cette question elle-même ne peut être posée, car c’est la question de toutes les questions…..
– Que voulez-vous dire par là ? Je ne comprends pas très bien…
– C’est très simple. Il y a des questions auxquelles on peut donner une réponse, même si elle n’est pas exacte, mais satisfaisante pour aujourd’hui. Il y a des questions dont nous pouvons parler, sur lesquelles nous pouvons discuter, argumenter, être en désaccord, mais il y a des questions que nous ne pouvons pas poser aux autres, ni même à nous-mêmes, mais que nous nous posons certainement à nous-mêmes dans les moments où nous comprenons le mieux le monde. Ces questions sont les suivantes : à quoi tout cela sert-il ? Si nous nous sommes posé une telle question, c’est que nous ne sommes pas de simples animaux, mais des êtres humains dotés d’un cerveau qui ne contient pas seulement les réflexes de Sechenov et les bavettes de Pavlov, mais quelque chose d’autre, quelque chose de différent, quelque chose qui ne ressemble ni aux réflexes ni aux bavettes… La matière concentrée dans le cerveau humain n’emprunte-t-elle pas des voies particulières, indépendantes des mécanismes primitifs de Sechenov et de Pavlov ? En d’autres termes, n’y a-t-il pas dans la matière cérébrale des éléments de pensée et de conscience, développés au cours de millions d’années et exempts d’appareils réflexes, même les plus complexes ?… ? Oui, Alexandre Leonidovitch, dès que vous vous posez une telle question, c’est que vous vous êtes dégagé de l’emprise traditionnelle et que vous vous êtes élevé à des hauteurs infinies : pourquoi tout cela existe-t-il – pourquoi la matière, les plantes, les animaux, l’homme et son cerveau – également de la matière – existent-ils ? Pourquoi le monde, l’univers, le cosmos existent-ils ? Pourquoi ? Pourquoi ?
La matière est une chose existante, indépendamment de son mouvement ou de son déplacement dans l’espace. Je parle du mouvement extérieur, comme le mouvement de ma main avec mon oreille, ou le mouvement de la Terre dans son orbite. Ce mouvement ne définit pas la matière et peut être négligé. Nous ne disposons pas encore de connaissances approfondies sur la structure de la matière. Mais un jour viendra un tournant où l’humanité s’approchera de cette connaissance « ésotérique ». Elle se rapprochera alors de la question : pourquoi ? Mais pour cela, des milliards d’années de l’ère spatiale devront s’écouler…..
Beaucoup de gens pensent que je m’intéresse à la fusée et que je me préoccupe de son sort à cause de la fusée elle-même. Ce serait une grave erreur. Pour moi, les fusées ne sont qu’un moyen, une méthode pour pénétrer dans les profondeurs de l’espace, mais en aucun cas une fin en soi. Les gens qui n’ont pas grandi avec une telle compréhension des choses parlent de quelque chose qui n’existe pas, ce qui fait de moi une sorte de technicien unilatéral, pas un penseur. C’est malheureusement ainsi que pensent de nombreuses personnes qui parlent ou écrivent sur la fusée. Je n’en disconviens pas, il est très important d’avoir des fusées, car elles aideront l’humanité à se disperser dans l’espace mondial. Et c’est ce que j’essaie de faire. S’il existe un autre moyen de voyager dans l’espace, je l’accepterai également… L’essentiel est de quitter la Terre et de s’installer dans l’espace. Nous devrions aller vers, pour ainsi dire, la philosophie de l’espace ! Malheureusement, nos philosophes n’y pensent pas du tout. Et qui d’autre que les philosophes devrait s’occuper de cette question. Mais soit ils ne veulent pas, soit ils ne comprennent pas l’importance de la question, soit ils ont tout simplement peur. C’est possible ! Imaginez un philosophe qui a peur ! Démocrite qui est un lâche ! C’est impensable !
Les dirigeables, les fusées, le deuxième commencement de la thermodynamique sont l’affaire de notre journée, mais la nuit, nous vivons une vie différente si nous nous posons cette maudite question. On dit que poser une telle question est tout simplement inutile, nuisible et non scientifique. Ils disent que c’est même criminel. Je suis d’accord avec cette interprétation… Et si cette question est toujours posée… Que devons-nous faire alors ? Se retirer, s’enterrer dans des coussins, s’intoxiquer, s’aveugler ? Et elle ne se pose pas seulement ici, dans l’antre de Tsiolkovski, mais certaines têtes en sont pleines, saturées – et depuis plus d’un siècle, plus d’un millénaire… Cette question n’a besoin ni de laboratoires, ni de tribuns, ni d’académies athéniennes. Personne ne l’a résolue : ni la science, ni la religion, ni la philosophie. Elle se dresse devant l’humanité, immense, illimitée, comme le monde entier, et crie : pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? Les autres, ceux qui comprennent, se taisent.
– Oui, oui », ai-je dit. – Il n’y a pas de réponse à cette question. Mais peut-être que toi, Constantin Edouardovitch, tu as pensé à quelque chose ?
Tsiolkovski se met en colère. L’embout auditif tourne dans ses mains.
– Inventé ? Comment le demandez-vous ? Non, Alexandre Leonidovitch, vous ne pouvez pas dire cela. Ce professeur, comme tous les petits de ce monde, » et Constantin Edouardovitch montra sa poitrine, « ne peut rien répondre à cette question… Rien d’autre que des suppositions, peut-être fiables !
– Tout d’abord, pour répondre à une question, il faut la formuler clairement », ai-je dit.
– Eh bien, c’est tout ce que tu peux faire. Je peux formuler cette question, mais il n’est pas certain qu’une personne puisse la formuler correctement et précisément. Je ne le sais pas, mais j’aimerais bien le savoir. La question se résume à la même chose : pourquoi et pourquoi ce monde existe, et bien sûr nous tous, c’est-à-dire l’essence de la matière. Cette question est simple, mais à qui pouvons-nous la poser ? À nous-mêmes ? En vain ! Des milliers de philosophes, de scientifiques, de religieux depuis plusieurs millénaires ont tenté de la résoudre d’une manière ou d’une autre, mais ont fini par la reconnaître comme insoluble. Ce fait ne facilite pas la tâche de celui qui se pose cette question. Il est toujours tourmenté, souffre de son ignorance, certains disent même qu’une telle question est « non scientifique » (comprenez : non scientifique !), car personne, même les plus intelligents, ne peut y répondre. Il n’y a qu’eux, ces gens les plus intelligents, qui n’ont pas expliqué pourquoi elle n’est pas scientifique. Je pensais ainsi : toute question peut être scientifique si elle trouve une réponse tôt ou tard. Les questions non scientifiques sont toutes celles qui restent sans réponse. Mais l’homme lève peu à peu certaines de ces énigmes. Par exemple, dans cent ou mille ans, nous saurons comment l’atome est organisé, même si nous ne saurons guère ce qu’est l' »électricité », à partir de laquelle sont construits tous les atomes, toute la matière, c’est-à-dire le monde entier, le cosmos, etc. C’est alors que la science, pendant de nombreux millénaires, résoudra la question de savoir ce qu’est l' »électricité ». Ainsi, quels que soient les efforts de la science, la nature lui soumet toujours de nouveaux problèmes d’une grande complexité ! Lorsque la question de l’atome ou de l’électricité est résolue, une nouvelle question se pose sur quelque chose d’incompréhensible pour l’esprit humain… Et ainsi de suite. Il s’avère que soit l’homme n’a pas grandi pour résoudre de tels problèmes, soit la nature est rusée avec lui, elle a peur de lui, comme s’il n’avait pas appris plus que ce qu’il devrait selon la loi. Et nous ne savons rien de cette loi non plus. Encore une fois, « l’obscurité dans les nuages ». Ainsi, une chose s’accroche à une autre, et en réalité, nous nous trouvons face à un mur d’incertitude impénétrable.
– Et cette incertitude s’appelle l’anti-science ». J’ai ajouté de l’huile sur le feu….
– Exactement : non scientifique !… – s’exclame Constantin Edouardovitch. – Tout ce que nous tenons dans nos mains est scientifique, tout ce que nous ne comprenons pas est non scientifique ! On ne peut pas aller bien loin avec une telle étiquette. Et en même temps, nous savons que nous connaissons peu, très peu de tout ce que la nature offre à notre étude… Nous avons encore le monde entier à étudier – tant de choses sont inconnues et simplement incompréhensibles, et nous sommes déjà en train de dresser des barrières : ceci peut être, et cela ne peut pas être !… Prenez ceci et étudiez-le, et ne vous avisez pas d’y toucher. Dans mon petit cabinet, ces recommandations sont constantes : développez un dirigeable en métal, il y a de l’argent pour vous, mais ne touchez pas aux fusées, parce que les fusées sont au-dessus de vos forces ! Mais je n’ai pas besoin de telles recommandations ! Je n’en ai pas besoin du tout !
– Dieu merci, tout le monde semble le savoir.
– Eh bien, vous voyez, cela ne sert à rien que tout le monde le sache. Il y a des forces plus grandes que « tout le monde ». Il n’y a rien à faire ! Ce sont ces forces qui nous interdisent de réfléchir et d’élaborer les questions obscures que notre cerveau nous pose. Je ne discute pas, c’est peut-être même bon pour la prospérité de l’humanité. Car s’approcher de certaines choses peut être préjudiciable à l’être humain. Imaginons que nous apprenions soudain à transformer complètement la matière en énergie, c’est-à-dire que nous mettions prématurément en pratique la formule d’Einstein. Dans ce cas, avec la moralité humaine, ce serait un désastre, la tête des gens exploserait. La Terre deviendrait un enfer : les gens montreraient leur esprit de pigeon – il n’y aurait plus une pierre sur une pierre, sans parler des gens. L’humanité aurait été détruite ! Rappelez-vous que nous vous avons déjà parlé de la fin du monde. Elle est proche, si l’esprit ne l’emporte pas ! C’est là que l’interdiction est nécessaire – une interdiction stricte de développer des problèmes sur la structure de la matière. D’autre part, si nous interdisons ce domaine de la physique, nous devons ralentir la fusée, car elle a besoin de combustible atomique. Et ralentir la fusée, c’est arrêter l’étude de l’espace… Une chose en appelle une autre. Apparemment, il n’y a pas de progrès sans risque ! Mais là, l’homme risque vraiment tout.
– Mais nous nous égarons », dis-je en m’interrogeant sur le sujet principal de cette conversation.
– Non, nous n’avons pas dévié, mais nous avons bifurqué par nécessité. La base des principes fondamentaux est toujours là, même s’il est un peu difficile de l’expliquer.
– Si possible, Constantin Edouardovitch.
– Il est possible d’expliquer même ce que nous ne savons pas ! Si je me demande : pourquoi, pourquoi tout existe-t-il ? – je peux y répondre, mais pas tout de suite… Finalement, tout se réduit à l’existence de la matière dans le monde, qui, semble-t-il, n’a pas besoin de preuves particulières.
– C’est clair ! Les hommes, les animaux et les plantes sont tous des étapes dans le développement de la matière elle-même, et seulement de la matière – appelée Terre, Mars, Soleil, Sirius, Sac de charbon, Nuage de Magellan, microbes, plantes, animaux, hommes, etc. La matière morte non vivante veut vivre et, dans la mesure du possible, vit et pense même sous la forme d’êtres humains ou d' »êtres éthériques ».
– Les conditions physiques et chimiques sont nécessaires à la vie », ai-je ajouté à haute voix, en m’adressant directement à l’écouteur.
– Bien sûr qu’elles le sont. Mais on ne peut pas nier la propriété fondamentale de la matière – le « désir de vivre » et, finalement, après des milliards d’années, de connaître. Et voici Tsiolkovski, qui, en tant que partie de la matière, veut savoir : pourquoi la matière, dans son sens cosmique, en a-t-elle besoin ? Pourquoi, je le demande… Et vous, Alexandre Leonidovitch, vous restez silencieux… Et j’attends une réponse. Que pouvez-vous dire ?
– Pas grand-chose, – répondis-je… – Vous connaissez mes poèmes. J’y ai parlé du sens cosmique de la matière.
– Oui, oui, des poèmes sur la matière, mais ce n’est pas suffisant. Mais je veux te dire quelque chose… Nous nous demandons tous pourquoi le monde existe, quelle mission il remplit, jusqu’où il va à travers l’homme – sûrement à travers l’homme ! Et immédiatement, nous nous posons des questions : quel est le rapport entre la quantité de matière pensante et la matière non pensante… et nous obtenons une valeur totalement imperceptible, même en tenant compte des périodes géologiques au cours desquelles l’homme a vécu. Il y a infiniment plus de roche que de pensée, plus de feu que de matière cérébrale. Nous posons alors la question suivante : la nature a-t-elle besoin de matière cérébrale et de pensée humaine ? Ou peut-être que la pensée, la conscience, n’est pas nécessaire à la nature ?
– Une telle question peut être posée.
Mais si elle existe, alors elle, la pensée, est nécessaire à la nature. C’est là qu’intervient l’histoire de la géographie, on se rapproche de l’essence de toute chose. Comme vous dans vos poèmes. L’existence dans la nature d’un appareil cérébral qui se connaît lui-même est, bien sûr, dans une certaine mesure, un fait de la plus haute importance, un fait exceptionnel dans sa signification philosophique et cognitive. Je veux que vous compreniez ma pensée : si l’appareil cérébral humain existe dans la nature, et que la nature a eu besoin de milliards d’années pour cela, cela signifie qu’il est nécessaire à la nature, et qu’il n’est pas seulement le résultat d’une longue lutte (bien qu’accidentelle, non dirigée) de la nature pour l’existence de la pensée humaine dans le cosmos…..
Il y a un autre point important dans mon raisonnement : la matière en général est-elle un phénomène non aléatoire dans le cosmos ou est-elle aléatoire, c’est-à-dire temporaire et finie ? Cette question est à l’origine de toutes les questions et sans réponse à cette question, les réponses aux autres questions seront erronées. La question du caractère aléatoire ou de la non-dualité de la matière a été soulevée par les anciens sages, bien que sous une forme voilée. Ils enseignaient qu’il existe un monde spirituel où « il n’y a ni larmes ni soupirs, mais une vie sans fin ».
L’idée du « hasard » de la matière m’est venue à l’esprit après avoir appris que la densité de masse moyenne de la matière dans la galaxie ne dépasse pas un, divisé par un avec vingt-cinq zéros, grammes dans un centimètre cube <...>.
Il est possible que ce nombre de 1025 soit exagéré si un atome se trouve dans quelques centimètres cubes d’espace extra-atmosphérique.
Pour l’espace ayant un rayon égal à un million de parsecs, je définis ce rapport comme n’étant rien d’autre qu’un divisé par un avec 38 zéros…
J’ai noté ce nombre sur un morceau de papier et j’ai demandé :
– Constantin Edouardovitch, qu’entendez-vous par « espace extra-atmosphérique », après tout, nous devons être d’accord….
– Bien sûr, je ne considère plus aujourd’hui que « l’éther » remplit l’espace cosmique, comme on le pensait il y a quelques décennies, et je le reconnais pour « vide », c’est-à-dire que l’espace cosmique est matériellement vide (selon Démocrite), à l’exception des traces matérielles qui s’y trouvent. <...>
Si nous regardons dans cet espace qui nous entoure, nous ne voyons rien d’autre que ces 10-38 grammes dans un centimètre cube. Laissons la théorie aux physiciens, laissons-les résoudre de tels problèmes, mais les philosophes ne peuvent pas rester silencieux, même aujourd’hui, bien qu’il y ait encore beaucoup de choses que nous ne savons pas…..
– Cela signifie – poursuit Constantin Edouardovitch – que la matière dans l’espace occupe un volume infiniment petit par rapport au volume de l’espace « vide ». En réfléchissant davantage, j’ai dû arriver à une position étrange, à première vue : la petitesse de la matière parle de son caractère aléatoire ou temporel, car tout ce qui est aléatoire ou temporaire a une valeur petite ou infiniment petite. Pour les grandeurs et valeurs aléatoires et temporelles, leur petitesse est la caractéristique la plus convaincante. Qu’est-ce que cela implique ? Je vais y répondre moi-même : d’une manière générale, ce ne sera pas une grande erreur d’admettre qu’une quantité aléatoire peut disparaître un jour : soit sa durée de vie prendra fin, soit, pour parler le langage de la physique, elle sera transformée en énergie rayonnante (c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui l’annihilation complète de la matière – Alexandre Chizhevsky). En général, les petites quantités et valeurs sont absorbées sans résidu par les grandes, et cela se produit d’autant plus vite que la différence entre les grandes et les petites valeurs est grande, et ici nous avons une différence colossale égale à 1033.
– Alors, dis-je, vous avancez le principe de l’anéantissement, ou le principe de la perte, ou la transformation des quantités infiniment petites ?
– Si vous voulez, oui, on peut dire ça. C’est une sorte de monisme. Un monisme. Mais n’y voyez pas de l’entropie ! A Dieu ne plaise, l’entropie n’existera pas non plus dans ce monde, comme elle n’existe pas dans celui-ci pour les systèmes ouverts.
Constantin Edouardovitch a développé son idée de la disparition de la matière solide, liquide et gazeuse et de sa transformation en une forme rayonnante d’énergie, qui n’est pas nouvelle et qui est dictée par la formule d’Einstein d’équivalence de l’énergie et de la masse. Mais la formule d’Einstein est appliquée à la matière existant à notre époque et a un caractère réversible, car son caractère unilatéral ne découle pas de la formule. Admettons donc un tel type de matière, dont la transformation en énergie ou en rayonnement sera unilatérale et irréversible. Apparemment, ce type de transformation de la matière existera dans l’ère terminale du cosmos, et alors, au-dessus de l’égalité de la formule d’Einstein, il y aura une flèche directrice ou vectorielle. Cette petite flèche renseignera les futurs surhommes sur de nombreuses choses. Et ces surhommes n’auront pas besoin de matière, car la question de son utilité dans l’espace sera fondamentalement résolue.
Tsiolkovski s’arrête une minute, reprend son souffle, puis dit tranquillement :
– Si quelqu’un nous entendait en ce moment, vous et moi, il dirait quelque chose comme ceci : voici un vieux rêveur qui développe ses idées devant un jeune, et ce dernier l’écoute et ne s’y oppose pas. Mais je vous assure que cette affaire n’est pas aussi insignifiante qu’on le pense. Il s’agit d’une question de la plus grande et de la plus intime importance philosophique, dont il est même effrayant de parler. C’est pourquoi les gens qualifient ces pensées d' »erronées », d' »anti-scientifiques » et leur ordonnent de se taire. Mais la pensée humaine franchit cette barrière, elle ne reconnaît pas les interdits et les barrières, elle ne lit pas les étiquettes que les gendarmes ont apposées sur les langues et les têtes… Considérez-moi comme arriéré ou rétrograde, comme vous voulez, et je dois vous parler de mes pensées, puisque je les ai toutes ici (Constantin Edouardovitch se toucha le front) et qu’elles me retiennent prisonnier.
Beaucoup de gens pensent que ma pensée sur l’éternité de l’humanité est coupée par une fleur qui pousse sur une tombe. C’est poétique, mais pas scientifique. Une telle circularité est indéniable mais primitive. Elle est déjà réalisée aujourd’hui et ne peut être réfutée. Mais elle n’est pas cosmique, ce qui signifie qu’elle est limitée à des millions d’années. Elle n’a pas d’intérêt, elle n’a pas de portée cosmique. Ce n’est qu’un symbole poétique. A partir de lui, il faut continuer. Essayons sans crainte !
– Essayons ! – J’ai accepté. – Le courage, dit-on, prend des villes.
– Tout d’abord, il est nécessaire d’établir et de confirmer un fait fondamental, dont parlent presque tous les enseignements religieux. Mais nous l’analysons et l’affirmons à partir de positions matérialistes, à savoir : pendant toute l’histoire de l’humanité pensante, on n’a pas trouvé d' »âme » dans l’homme, bien qu’on l’ait cherchée et qu’on lui ait même attribué une « place et un poids » ou une « masse »… Tout cela s’est avéré être une absurdité. Personne n’a jamais découvert l’au-delà non plus, bien qu’il y ait eu beaucoup de tromperies ! Après la mort, il n’y a rien d’autre que la désintégration du corps humain en éléments chimiques. À notre époque, ce fait ne fait aucun doute. Toute la métapsychologie ou parapsychologie se réduit à la « transmission de messages » de cerveau à cerveau et à des phénomènes similaires dont le mécanisme sera décrit au siècle prochain. Partout et partout c’est la même chose, mais c’est toute la question… Laissons de côté les fausses conceptions des hommes, tournons-nous vers leur pur symbolisme. « Âme », « autre monde », « béatitude éternelle », « vie éternelle » – voilà l’essence des symboles, les vagues suppositions de plusieurs millions de personnes pensantes, qui ont transmis leur profonde intuition dans les images les plus matérielles. C’est paradoxal, mais c’est un fait, et il ne pouvait en être autrement. L' »âme » possédait chez eux un lieu et un poids, l' »autre monde », le « ciel » et l' »enfer » se trouvaient sur un certain territoire de la Terre ou quelque part dans l’espace, etc. À notre époque, les penseurs n’ont conservé de ces conceptions qu’un symbolisme – une vague supposition sur l’avenir de l’humanité. Il faut lui reconnaître le droit d’exister, car il est impossible de reconnaître plusieurs millions de personnes comme folles ou simplement stupides ! Ces symboles, communs à toutes les religions, doivent être travaillés en profondeur, déchiffrés plus complètement du point de vue cosmique. J’y ai réfléchi à ma guise et dans différentes variations…..
Et pourtant, ce ne sont que des suppositions à un autre niveau. Et elles le resteraient si nous n’avions pas un point de vue cosmique. L’évolution du cosmos donne à nos vues une nouvelle existence, libérée de la fiction et des idées primaires et naïves de l’âme ou de l’au-delà. Immédiatement, tout se transforme, devient plus ou moins clair et intelligible. Ayant annulé les anciennes fictions, nous nous élevons à une nouvelle position et parlons le langage de notre matérialisme moderne. Nous acquérons le droit, sur la base du symbolisme millénaire des anciens, de poser la question : pourquoi ? pourquoi ? – En d’autres termes, nous acquérons le droit de regarder la matière non pas d’un point de vue idéaliste, mais d’un point de vue cosmique. Une remarque de poids me vient à l’esprit : ….
Constantin Edouardovitch essuie ses lunettes, tousse, porte l’embout à son oreille et poursuit :
– Pensez-vous vraiment que je sois myope au point de ne pas permettre l’évolution de l’humanité et de la laisser dans l’état où elle se trouve aujourd’hui : avec deux bras, deux jambes, etc. Non, ce serait insensé. L’évolution est un mouvement vers l’avant. L’humanité, en tant qu’objet unique de l’évolution, change également et devient finalement, après des milliards d’années, une seule sorte d’énergie rayonnante, c’est-à-dire qu’une seule idée remplit tout l’espace cosmique. De ce que notre pensée sera ensuite, nous ne savons rien. C’est la limite de sa pénétration dans l’avenir ; il est possible que ce soit la limite de la vie angoissante en général. Il est possible que ce soit la félicité éternelle et la vie sans fin, sur lesquelles les anciens sages ont écrit… M’écoutes-tu, Alexandre Leonidovitch ? Pourquoi tes yeux sont-ils fermés ? Dormez-vous ?
– Je t’écoute attentivement, – répondis-je, – et j’ai fermé les yeux pour me concentrer….
– Mais ne riez pas et ne me donnez pas une place derrière les barreaux de l’asile d’aliénés.
– Oui, qu’est-ce que tu inventes, Constantin Edouardovitch, je t’écoute attentivement et je ne pense pas que tes pensées soient à ostraciser.
– C’est bien ! Cela signifie donc que nous sommes arrivés à la conclusion que la matière non seulement s’élève au plus haut niveau de son développement par l’intermédiaire de l’homme, mais qu’elle commence aussi à se connaître elle-même petit à petit ! Vous comprenez bien sûr qu’il s’agit déjà d’une grande victoire pour la matière, une victoire qui lui a coûté si cher. Ce n’est qu’ainsi, après des milliards d’années, que le cerveau humain, composé de plusieurs milliards de cellules, a pu voir le jour avec toutes ses étonnantes possibilités. Et l’une de ses possibilités les plus étonnantes est la question dont nous parlons aujourd’hui : pourquoi, pourquoi, etc… En effet, une telle question ne peut être posée qu’au sommet de la connaissance. Celui qui néglige cette question n’en comprend pas la portée, car la matière, sous la forme de l’homme, en est arrivée au point de poser une telle question et exige impérieusement une réponse. Et la réponse à cette question sera donnée – pas par nous, bien sûr, mais par nos descendants, si l’espèce humaine survit sur le globe jusqu’au moment où les scientifiques et les philosophes construiront une image du monde proche de la réalité.
Tout sera entre les mains de ces gens du futur – toutes les sciences, les religions, les croyances, les techniques, en un mot, toutes les possibilités, et rien de ce que le savoir futur négligera, comme nous – ignorants encore malveillants – négligeons les données de la religion, les créations des philosophes, des écrivains et des scientifiques de l’antiquité. Même la croyance en Perun sera utile. Et elle sera nécessaire pour créer une véritable image du monde. Après tout, Perun est le dieu du tonnerre et de la foudre. N’êtes-vous pas un fan de l’électricité atmosphérique ? Oui, et j’en suis un admirateur secret…
– Oui, poursuit-il, pour répondre à cette question : pourquoi ? – un homme doit être armé de connaissances jusqu’aux dents, sinon il ne peut pas donner une réponse exhaustive. D’une manière générale, ceux qui nient, nient cette question, ceux qui la classent parmi les questions obscurantistes, religieuses et autres, ne savent pas ce qu’ils font. L’humanité ne peut pas vivre dans des chocs comme elle vit, bouger sa pensée à volonté, car l’homme n’est pas une machine, et il faut le rappeler : l’homme est accordé par nature sur un certain ton, c’est bien un ton majeur, un ton exigeant, et non pas un ton de demande de pardon. L’homme renaît progressivement – d’un pétitionnaire pitoyable, il passe à une attitude belliqueuse et commence à exiger : « Dis-nous, Mère Nature, toute la vérité ». C’est ainsi que s’annonce la nouvelle ère cosmique dont nous nous approchons, lentement mais sûrement.
Constantin Edouardovitch s’arrêta un instant, corrigea le tube auditif et, n’entendant ni approbation ni protestation de ma part, dit : « Eh bien, voici, semble-t-il, toute la théorie des ères cosmiques :
– Voilà, semble-t-il, toute la théorie des ères cosmiques. Une théorie secrète – pour les « initiés ». Bien sûr, ce n’est qu’une esquisse, une esquisse qui nécessite un balayage large et fondé. Ce sont les philosophes de l’avenir qui s’en chargeront. A en juger par vos poèmes, nos points de vue sur l’évolution de la matière coïncident. Nous n’avons qu’une seule divergence : c’est le temps. Vous, Alexandre Leonidovitch, donnez trop peu de temps, je donne assez de temps. Pour répondre à ces questions, la vie de l’humanité et de la surhumanité s’étend jusqu’à un milliard de milliards d’années. Et je vous assure que c’est aussi un temps très court comparé à la naissance, la formation, l’épanouissement et la disparition des systèmes galactiques visibles… Passée à la forme rayonnante d’un haut niveau, l’humanité devient immortelle dans le temps et infinie dans l’espace. Je pense qu’à l’heure actuelle, une telle « humanité rayonnante » ne peut être comprise par personne. Elle nous semble ridicule, absurde… Pourtant, des prémonitions étonnantes n’ont jamais trompé l’homme pensant. La forme d’une idée peut être multiple : elle se manifeste de la manière la plus inattendue…..
Cette conversation avec Constantin Edouardovitch Tsiolkovski et sa théorie des ères cosmiques m’a beaucoup surpris. Il a traité avec audace l’idée de la matière cosmique, de l’humanité « rayonnante », et des milliards de milliards d’années qu’il a consacrées à son évolution, de sorte que, après avoir traversé les cerveaux des organismes supérieurs, elle puisse se transformer en une forme irréversible d’énergie rayonnante, la forme la plus parfaite de la matière en général, et possédant en outre une certaine conscience cosmique spéciale répandue dans l’espace du monde. Tout cela me paraissait plus qu’étrange, et les déclarations de Constantin Edouardovitch frisaient le mysticisme. En même temps, la matière, son évolution et sa forme rayonnante étaient partout et demeuraient jusqu’à la fin. C’était tout à fait matérialiste et, par conséquent, ce type de vision du monde ne possédait aucun mysticisme. Je tiens à le souligner tout particulièrement, car à première vue, cette conception de Constantin Edouardovitch Tsiolkovski peut sembler métaphysique. En réfléchissant à cette conception, j’ai dû arriver à la conclusion que Constantin Edouardovitch, en tant qu’homme de science, n’a pas péché contre la thèse fondamentale de la vision avancée et est resté, même dans les constructions les plus extraordinaires, un homme progressiste – un matérialiste dans le meilleur sens du terme.
Et pourtant, ses pensées étaient surprenantes. Serait-ce parce qu’elles me semblaient si surprenantes ? Sinon, soit je ne les comprenais pas, soit je ne les acceptais pas comme une sorte de philosophie – la philosophie des ères cosmiques unies par la matière. Ainsi, Constantin Edouardovitch Tsiolkovski, en contradiction avec toutes ses déclarations, parlait soudain de la fin de la matière, de la fin du monde. C’est faux ou c’est terrible !Que cela arrive dans des milliards de milliards de milliards d’années ! Supposons que cela ne contredise pas une loi qui n’a pas encore été formulée et à laquelle obéit la matière, son être dans le futur cosmos !Qui sait ?C’est une question qui relève de la physique et des époques spatiales futures.
C’est là que je m’arrête. Je m’arrête dans mes souvenirs à ce stade. Est-ce que cela vaut la peine de continuer à penser à ce qui est complètement inconnu et même inimaginable pour nous ? Bien sûr que non. Bien sûr que cela n’a aucun sens !
Constantin Edouardovitch, ayant fini de parler de sa nouvelle théorie, secoua la tête. Nous sommes restés silencieux pendant plusieurs minutes. Sa main gauche, qui tenait le tube auditif, tremblait de fatigue, mais il ne le remarqua pas. Je lui fis signe de le poser sur le sol, comme il le faisait habituellement à la fin d’une conversation. J’ai considéré que notre conversation était terminée. Il n’était pas possible d’objecter, d’argumenter, d’exprimer sa perplexité. Je devais « digérer » tout ce qu’il avait dit. J’ai serré la main de Constantin Edouardovitch et je suis descendu. À la maison, j’ai pris une petite note : « Constantin Edouardovitch Tsiolkovski, théorie des ères cosmiques. 1019 années terrestres. Stabilité. Entropie de l’atome. Humanité rayonnante »…